Feu Pâle : Introduction
Feu Pâle -Pale Fire, en anglais- est un chef-d’œuvre de Vladimir Nabokov. Ce roman parait en 1962, alors que Nabokov vient de s'installer en Suisse, où il vivra jusqu'à sa mort. Il est écrit directement en anglais, comme tous ses romans depuis 'The True Life of Sebastian Knight', écrit à Paris en 1938. Le cœur du roman est un poème (dont le titre est ‘Feu Pâle’ et donne son nom au roman) en quatre 'cantos' et 999 vers ; il est donc inachevé, puisqu’il en fallait bien évidemment mille ! Mais l'auteur - un poète fictif, John Shade, universitaire américain spécialiste d’Alexander Pope, qui vit avec sa femme Sybil, à New-Wye, ville imaginaire au cœur des collines idylliques des Appalaches - meurt assassiné au moment où il termine la rédaction de son poème.
Le poème est précédé d'une introduction et il est suivi de commentaires et d'un index des personnages cités dans les commentaires. L’introduction, les commentaires et l’index sont du Professeur Charles Kinbote, qui est l'éditeur tout aussi fictif du poème.
Il est vite clair pour le lecteur, que Kinbote, qui est voisin et 'ami' des Shade et qui enseigne à la même université que John Shade, est en fait le roi Charles le Bien-Aimé, exilé et chassé de son royaume, la Zembla, pays imaginaire et lointain au Nord de l'Europe. Il est tout aussi clair que Kinbote exerce une forte pression sur John Shade pour qu’il consacre son poème à la gloire de la Zembla et à l'épopée de son roi déchu.
Mais le poème de John Shade n'a finalement rien à voir avec l'épopée de Charles le Bien-Aimé et ne mentionne ni la Zembla, ni son roi. Le poème décrit la vie rurale de son auteur, ses rapports avec la mort et la création poétique, son amour pous sa femme Sybil et sa douleur face à la perte de sa fille Hazel qui s’est suicidée. Les longs commentaires de Kinbote, bien qu'ils fassent référence à des vers précis du poème, sont le prétexte pour vanter sa propre histoire, son passé en Zembla et sa fuite en exil ; le lecteur sent aussi monter l'exaspération de Kinbote, au fur et à mesure qu'il comprend qu'il perd le contrôle du thème du poème.
Les commentaires de Kinbote racontent aussi le périple de Gradus, l'assassin régicide, envoyé par les services secrets de Zembla pour assassiner le roi enfui et qui tue John Shade par erreur.
Feu Pâle est le roman de la composition et de l'édition d'un poème ; l'introduction, les commentaires et l'index de l'éditeur font partie intégrante du roman et en constituent d’ailleurs l'intrigue. Ensuite, le long poème de 999 vers, nous rappelle que Nabokov est autant un poète qu'un romancier ; on se rappelera aussi que Nabokov a dirigé une célèbre traduction en anglais du roman en vers et en huit chapitres 'Eugène Onieguine', chef d’œuvre qu'Alexandre Pouchkine composera de 1823 à 1830.
Nous sentons bien que Kinbote manipule quelque peu la 'vérité' (et Nabokov son lecteur) et la distord pour se mettre en valeur ; mais Nabokov n’a pas prévu dans les personnages de Feu Pâle un Hercule Poirot , qui viendrait nous dévoiler à la fin, bien obligeamment comme dans tout bon roman policier, la ‘vérité’ et la clé de l’intrigue ! Qu’est ce donc d’ailleurs que la ‘vérité’ dans un roman ? Ce n’est rien d’autre que ce que l’imagination de l’auteur a créé et Nabokov n’a pas voulu nous en faire part ! C’est donc au lecteur de recréer sa propre vérité. Feu Pâle, qui n’est évidemment pas un roman policier, a ainsi donné lieu à d'innombrables études et interprétations diverses et variées. On pourra par exemple consulterle site internet, appelé Zembla, du nom du royaume de Charles le Bien-Aimé, dédié à l'œuvre de Nabokov.
Une interprétation courante est que le roi Charles le Bien-Aimé et la Zembla sont une pure invention de Kinbote, voire d'un personnage très secondaire, le professeur Botkin, exilé russe, qui est fou et qui se prend pour un roi exilé. Gradus serait lui-même un fou, échappé d'un asile d'aliénés proche ; venu se venger du juge qui l'aurait fait enfermer, il tue par erreur John Shade qu'il aurait pris pour le juge. Enfin, une autre interprétation affirme que Kinbote et le roi Charles le Bien-Aimé sont des inventions littéraires de John Shade, qui aurait écrit lui-même non seulement le poème, mais aussi l'introduction, les commentaires et l'index (la 'Shadean theory') et qui aurait mis en scène son propre assassinat. Nous laisserons aux spécialistes Nabokoviens ces interprétations au 'second degré' du roman ; quant à nous, nous resterons humblement et très naïvement au premier degré : c'est John Shade le poète, c'est Kinbote, l'ex-roi Charles le Bien-Aimé qui commente et édite le poème et le tout a été écrit par un seul auteur : Vladimir Nabokov.
On le voit, le roman mobilise l'imagination du lecteur (s’il a le malheur de tomber dans le jeu de Nabokov !), suscite la polémique et la controverse et ce n'est pas la moindre conséquence de l'immense talent de son auteur. Il fourmille aussi de références, de citations explicites ou implicites, tirées de la littérature russe, anglaise, française, autant de pistes qu'il est très excitant de suivre...
On trouvera donc dans notre site Proekt Poema plusieurs pages qui relatent nos pérégrinations dans ce jeu de pistes, en suivant quelques cailloux blancs semés par Nabokov (peut-être sommes-nous tombés dans quelques ‘fausses’ pistes ?– mais c’est notre ‘vérité’ !)...
- La première page s'intéresse à 'Timon d'Athènes', d'où est tiré le titre Pale Fire. Nous y discutons pourquoi Nabokov fait-il référence à cette tragédie de Shakespeare. Timon Afinsken est la traduction en 'Zemblien' de Timon d'Athènes ... Nous pensons que le lien essentiel repose sur le personnage historique d'Alcibiade, stratège d'Athènes du temps des guerres du Péloponèse et l'un des personnages principaux de la tragédie de Shakespeare.
- Une seconde page est justement consacrée à Alcibiade et nous montrons à quel point Charles le Bien-Aimé ressemble et peut être assimilé à Alcibiade.
- Il n’y a pas de raison, nous avons voulu construire notre propre interprétation du roman ! Nous pensons que cette interprétation (qui reste au premier niveau, comme nous l'avons dit plus haut ...) est originale ; elle fait l'objet de la troisième page. Nous baptisons cette interprétation du nom de ‘théorie Solus Rex’, qui soutient que Kinbote est l’instigateur du crime de John Shade, le mobile étant le vol et l'appropriation du poème.
- Nous proposons aussi une traduction en vers des deux premières strophes du poème Feu Pâle. De manière bien prémonitoire, le poète John Shade annonce sa propre mort dès le premier vers et Kinbote, le voleur de poème, apparait sous les traits d'un faisan dans la seconde strophe ...
- Une autre page est consacrée à discuter où est New-Wye ; Nabokov la situe dans les Appalaches mais où, précisément ? New-Wye est probablement en Virginie, aux pieds des ‘Blue Ridge Mountains’ ; nous restons un moment autour des trois lacs Omega, Ozero et Zero, puis l’enquête nous conduit à Wye, petit village historique du Kent anglais, proche de Canterbury. La piste nous fait découvrir la ‘Guy Fawkes Night’, puis les ‘Pope Nights’ de Nouvelle-Angleterre, où l'on brûlait des effigies du pape et du diable dans des feux de joie (des feux pâles ?), ancêtres des fêtes de Halloween.
- Picasso est cité deux fois dans les commentaires de Kinbote. Ceci nous amène à un intéressant rapprochement (fortuit?) avec Gertrude Stein, qui, à Paris a soutenu de nombreux peintres à leur début, comme Matisse, Picasso, ... puis avec Serguey Nabokov, frère de Vladimir.
- Enfin, une page est consacrée à Robert Frost, poète américain, contemporain de Nabokov. Nous avons déjà signalé que le roman fourmille de références : Thomas Hardy, John Keats, Alexander Pope, Robert Browning, Rabelais, Proust, Dostoïevski, Goethe, ... Une mention spéciale doit être accordée à Robert Frost, dont Nabokov s'est clairement inspiré pour créer son poète John Shade.
Un peu de géographie, pour terminer. Il existe un archipel de Nouvelle-Zemble (Novaya Zemlya, en russe, Nouvelle Terre) au Nord de la Russie, dont on peut voir la position sur la carte ci-dessous : une virgule montagneuse (prolongation de l'Oural) entre la Sibérie et le Pôle Nord, qui sépare la mer de Kara de la mer de Barents. La Nouvelle Zemble est peuplée surtout par des oiseaux et des ours polaires (elle a été vidée de ses quelques habitants en 1955 pour accueillir les essais nucléaires soviétiques). Mais Vladimir Nabokov nous apprend dans son autobiographie 'Autres Rivages' que son arrière-grand-père Nicolaï Alexandrovitch Nabokov, participa en 1817, alors qu'il était jeune officier de marine, à une expédition en Nouvelle Zemble, où la rivière 'Nobokov' garde la mémoire de la famille !
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Dernière mise à jour : 12/01/2013