Le triangle commença à éroder sa circonférence ...
Cercles et Triangles
Nabokov fait appel à la géométrie pour imager les rapports complexes qui s’établissent entre ses personnages.
Dans 'Le Don', (chapitre I) :
Iacha, "… définissait élégamment les rapport mutuels entre lui, Rudolf et Olia comme ‘un triangle inscrit dans
un cercle’. Le cercle représentait l’amitié normale, simple, ‘euclidienne’ (comme il le disait), qui les unissait
tous les trois, de sorte que si le cercle seul avait existé, leur union serait demeurée heureuse, insouciante
et intacte. Mais le triangle qui y était inscrit était un système de rapports différent, complexe, atroce
et lent à se former, qui avait une existence propre, assez indépendante de son enceinte commune d’amitié uniforme.
C’était le triangle banal de la tragédie, formé à l’intérieur d’un cercle idyllique, …"
Le triangle est le "triangle des dramatis personae des dramaturges français du XVIIème
siècle où X est l’amante de Y (‘celle qui est amoureuse de Y’) et Y est l’amant de Z (‘celui qui est amoureux de Z’)."
Rudolf "tomba amoureux d’Olia d’une manière décisive après une randonnée en bicyclette avec elle et Iacha …";
"mais elle le repoussa vivement", "s’étant rendu compte qu’elle n’en avait que pour Iacha."
Mais Iacha, lui aussi amant d’Olia, déclare : "Je suis violemment amoureux de l’âme de Rudolf."
"… mais bientôt avec toute l’extase de la franchise, ils discutaient ensemble leurs sentiments lorsqu’ils étaient
présents tous les trois. Ce fut alors que le triangle commença à éroder sa circonférence."
Bientôt la mort apparait comme la seule solution à leur problème : "… l’idée de disparaitre tous les trois ensemble,
afin qu’une fois dans un monde différent, un cercle idéal et sans faille puisse être rétabli, …"
Ils décident alors d’aller se tuer l’un après l’autre à l’aide du revolver unique qu’ils possèdent,
dans la forêt du Grünewald près d’un lac, où plus tard Fiodor ira se baigner et où on lui volera toutes ses affaires,
l’obligeant à rentrer chez lui en maillot de bain …
Mais seul Iacha, le poète, a le courage d’appuyer sur la gâchette et se tue. Rudolf "perdit tout désir de se tuer
et cacha le révolver pour empêcher Olia de se tuer. Mais tout d’un coup le doute nous prend : et si Iacha ne s’était pas suicidé?
Est-ce qu’il ne pourrait pas avoir été assassiné par Rudolf ?
C’est le même genre de question que nous nous sommes posés dans Feu Pâle : et si la mort de John Shade, le poète n’était pas
une erreur de Gradus, mais un meurtre délibéré, commandité par Kinbote ? (voir notre théorie ‘Solus Rex’).
Iacha et Fiodor avaient le même âge et étaient étudiants à la même université ; Iacha est le fils d’Alexandre Iakovlevitch
et d’Alexandra Iakovlevna Tchernychevski. Après la mort de son fils, Alexandra essaiera de convaincre Fiodor
de consacrer un livre à la vie de son fils Iacha, - à ses yeux Fiodor ressemble à son fils. Mais Fiodor pense que Iacha est
un poète médiocre, ses poèmes étaient "pleins de cliché à la mode, ... le bleu fumeux des tourbières de Blok, ...
le parapet de granite de la Néva sur lequel on peut à peine discerner aujourd'hui l'empreinte du coude de Pouchkine."
Fiodor préfèrera faire la biographie de Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski, leur illustre homonyme.
Spirales
Le cercle est donc un cercle vicieux, et Nabokov le brise dans
'Autres Rivages',(ch. XIV-I), la biographie de la première moitié de sa vie (jusqu’à son départ pour les Etats-unis):
"La spirale est un cercle spiritualisé. Dans la forme hélicoïdale, le cercle délové, déroulé a cessé d’être vicieux ;
il a été rendu libre."
"… la série par groupe de trois de Hegel … exprimait purement et simplement la spiritualité de toutes choses
par rapport au temps. La spire succède à la spire, et chaque synthèse est la thèse de la série suivante.
Si nous considérons la spirale la plus simple, nous pouvons distinguer trois stades correspondant à ceux de la triade :
nous pouvons nommer ‘thèse’ la petite courbe ou arc qui amorce la circonvolution au centre ;
‘antithèse’ l’arc plus grand qui fait face au premier en le continuant ; et ‘synthèse’
l’arc encore plus ample qui continue le second tout en courant parallèlement au premier à l’extérieur.
Et ainsi de suite."
En mathématiques, une spirale est une courbe qui commence en un point central, puis s’en éloigne de plus en plus tout en tournant autour de ce point central;
nous nous intéressons plus particulièrement à la spirale logarithmique qui est une merveille mathématique de la nature et que le mathématicien suisse
Jacques Bernouilli, qui lui a consacré un ouvrage, appelait ‘spira mirabilis’, fasciné par la multitude de ses propriétés.
Il voulut que soit gravée sur sa tombe une telle
spirale avec la maxime : ‘eadem mutata resurgo’ (je renais changé à l’identique), mais le graveur, peu au fait de la poésie mathématique,
n’a gravé qu’une banale spirale d’Archimède.
Spira mirabilis est la forme que prennent les cyclones, certaines coquilles de mollusques ou bien certaines galaxies, dites ‘spirales’, qui s’enroulent
autour de leur trou noir. Le voyageur égaré, qui s’approche trop près du trou noir central est irrémédiablement attiré et englouti, et c’est la fin pour lui,
mais peut-être resurgit-il miraculeusement ailleurs, dans un autre univers ! Le trou noir c’est une ‘singularité de l’espace’,
une porte de sortie de l'univers, au centre de la galaxie.
On représente généralement le temps par une droite orientée vers le futur (la ‘flèche du temps’), avec un point unique qui représente le présent, séparant le passé
et le futur qui s'éloignent indéfiniment de part et d’autre du point présent. On peut aussi enrouler cette flèche du temps sur une spirale, la spirale du temps,
ce qui permet d’imager le perpétuel recommencement. Spire après spire, c’est l’image d’aujourd’hui qui succède à celle d'hier, ou l'image de la nouvelle année qui succède à
celle de l’année passée.
« La spire succède à la spire », mais la spire suivante, plus ample, ne se confond pas avec la précédente, comme le temps qui ne reproduit jamais l’univers à l’identique :
le présent a englouti dans le passé les évenements bien réels qui n'étaient que plus ou moins probables dans le futur (par exemple : une révolution supplémentaire de le Terre
autour du Soleil, ou l’explosion en supernova de notre voisine Bételgeuse, la super géante rouge de la constellation d’Orion- qui peut se produire
la nuit prochaine ou dans mille ans).
La spirale se déploie vers le futur, comme le temps et l’espace se déploient infiniment dans un futur de plus en plus vaste et glacé (notre planète Terre
est, quant à elle, destinée à finir dans les flammes, quand le soleil explosera dans 4 ou 5 milliards d’années – voir le poème Feu et Glace de Robert Frost !).
Mais spira mirabilis nous offre une analogie supplémentaire. Le temps écoulé depuis le Big Bang jusqu’à aujourd’hui, 13,7 milliards d’années d’après la cosmologie moderne,
c’est la longueur de la spirale déroulée depuis son centre jusqu’au point qui figure le présent.
Spira mirabilis est toujours semblable à elle-même quelle que soit l’échelle avec laquelle on la regarde (d'où la maxime sur la tombe de Bernouilli),
dans un microscope, ou à l’aide du télescope Hubble… Si nous voulons remonter le temps sur la spirale
jusqu’au big-bang, nous nous approchons de plus en plus du centre en tournant frénétiquement autour, mais nous n’y arrivons jamais : le big-bang
est une ‘singularité du temps’, porte d'entrée pour l'univers entier; sur la spirale, c'est un point à l’infini,
qui parait à portée de main, en son centre. Enrouler la flêche du temps sur spira mirabilis réalise une "mise en abyme"
de l'histoire de l'univers de du big-bang.
La cosmologie moderne décrit et explique l'histoire de notre univers à partir du ‘fiat lux’, la première lumière, jaillie
environ 400,000 ans après le big-bang. Elle parvient à remonter encore plus tôt,
alors que l'univers infernal était extrêmement dense et brûlant, sombre et opaque, et à jamais voilé aux yeux des plus puissants télescopes.
Mais elle bute sur le ‘mur de Planck’, un tout petit clin d’œil, une infime fraction de seconde après le big bang.
A cette échelle de temps -et d'espace, l'univers est alors contracté à une taille minuscule- la physique est encore inconnue et il est possible
qu’elle ne soit jamais capable de s’approcher plus près du big-bang, comme nous sommes incapables d’atteindre le centre de la spirale du temps,
en remontant spira mirabilis! Peut-être même que l'univers rebondit sur ce mur de Planck, comme sur un miroir, pour repartir dans
une nouvelle phase d'expansion ...
Miroirs
Nous ne discuterons pas ici en détail de la symbolique associée aux miroirs. Le miroir c’est l’instrument de la vérité,
qui permet de se voir tel que l’on est, face à face (mais inversé …), avec tous ses défauts. Le miroir dit la vérité,
tel le miroir de la marâtre de Blanche Neige (miroir, dis-moi qui est la plus belle …).
Le miroir, c’est le mythe de Narcisse, jeune homme d’une beauté exceptionnelle, qui repousse tous les prétendants et prétendantes
dont la déesse Echo. En se désaltérant dans une source, il voit son propre reflet et tombe amoureux de lui-même;
envoyé en enfer, il cherchera encore son reflet dans le Styx…
Le miroir c’est aussi la porte d’entrée dans un autre univers. On pense à Alice de Lewis Carroll dans ‘Ce qu’Alice trouva
de l’autre côté du miroir’, suite d’Alice au pays des merveilles (que Vladimir Nabokov traduisit en russe en 1923).
Alice s'adresse à sa chatte Kitty (ch.1), Alice:
"Oh! Kitty! Ce serait merveilleux si on pouvait entrer dans la Maison du Miroir! Faisons semblant de pouvoir y entrer, ….
Faisons semblant que le verre soit devenu aussi mou que de la gaze pour que nous puissions passer à travers.
Mais, ma parole, voilà qu’il se transforme en une sorte de brouillard !..."
Et en vérité, le verre commençait bel et bien à disparaître,
exactement comme une brume d’argent brillante.
Un instant plus tard, Alice avait traversé le verre…
Ce récit de la suite d’Alice au pays des merveilles est construit comme une partie d’échec en onze coups.
Dans la maison du miroir, Alice, pion blanc du roi en d2 au début de la partie, rencontre différents personnages,
les pièces du jeu, traverse tout l’échiquier pour être promue en reine blanche, prend la reine rouge et met le roi rouge en échec et mat…
Curieusement, le récit démarre la veille du 4 novembre, jour de Guy Fawkes : Alice regarde par la fenêtre
« les garçons qui ramassaient du bois pour le feu de joie … » (voir la page Feu Pâle consacrée à New Wye).
Dans la première strophe du poème de Feu Pâle, le jaseur (waxwing) est trompé par le reflet de l’azur dans la vitre
de la fenêtre et vient percuter la vitre. Mais Nabokov introduit une nouvelle variation sur le thème des miroirs:
la vitre n’est seulement pas un miroir, car bien sûr, on voit aussi au travers.
Viennent en effet se superposer sur la vitre, la scène de l’extérieur vue à travers la fenêtre et l’image du reflet des objets
à l’intérieur de la pièce.
C'est plus particulièrement vrai la nuit, quand la lueur nocturne de l’extérieur est trop faible pour éblouir le reflet
de l’intérieur; d'où la sensation que les objets reflétés sur la vitre, sont à la fois à l'intérieur de la pièce et rejetés
à l’extérieur dans la nuit.
Ainsi, le poète se voit lui-même, sa lampe, la pomme dans l’assiette dehors dans la nuit ; puis ses meubles, son lit,
ses chaises semblent flotter dans le jardin enneigé. Nabokov avait déjà utilisé cette image dans le Don (ch.1)
où Fiodor voit ses objets domestiques "prendre à titre d’essai des positions à divers niveaux dans le jardin
irrémédiablement noir." Mais la transcription de l’image est particulièrement belle et réussie dans la première strophe de Feu Pâle.
Elle permet en outre de rendre possible par duplication le passage au travers du miroir: Le poète à son bureau,
reflété dans la vitre, se voit en même temps dehors au jardin dans la nuit. Poussant plus loin l’analogie, il imagine que le jaseur
se duplique en percutant la vitre: à la fois le jaseur meurt (le pauvre petit monticule gris), mais dupliqué, il continue
à voler dans l’azur reflété. John Shade va mourir, assassiné par Gradus, mais il survit grâce à son poème qui continue à voler,
dérobé par Kinbote.
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Dernière mise à jour : 20/01/2013