Je sais par avance que va vous heurter
Le sombre aveu de mon triste secret.
Je vois déjà tout le mépris amer
Sourdre de votre regard aussi fier !
Mais sais-je ce que je veux ? Dans quel but
Devrais-je continuer à vous taire
Mes sentiments? Pour ce jeu délétère,
Sans doute, est-ce le moment le plus juste!
Je vous ai rencontrée par pur hasard
J’ai senti l’étincelle de tendresse
Mais je n’ai pu me résoudre à y croire,
A déroger à ma douce paresse.
Ma liberté chérie et impérieuse
A aucun prix n’ai voulu abdiquer.
Les évènements nous ont séparés,
Lenski est mort, victime malheureuse …
Et tout ce qui était cher à mon cœur,
De mon cœur j’ai souhaité l’arracher,
Imaginé, que pour tous étranger,
Je pourrais substituer au bonheur
Un libre et très paisible isolement.
Dieu que j’avais tort et quel châtiment !
A chaque minute je vous veux entière
Partout où vous irez je veux vous suivre,
De mes yeux amoureux capter sourires
Sur vos lèvres et battements des paupières.
Je veux vous écouter et me nourrir
De toute la perfection de votre âme,
Avant de me consumer dans vos flammes,
Quel délice ! Puis, au loin m’évanouir …
Mais je suis privé de votre présence
Et divague tous les jours en abstinence ;
Je compte les heures de la journée,
Il m’insupporte qu’encor je gaspille
Les jours vains et vides de ma destinée :
Et combien longs et douloureux furent-ils !
Je sais que mon siècle est bien entamé,
Mais pour prolonger ma vie désormais
J’ai besoin au réveil d’être certain
Que je puisse vous voir dès le matin! …
J’ai peur de voir dans vos yeux si sévères
Que vous comprenez mon humble prière
Comme un vil et misérable artifice.
J’accepterais votre ressentiment
Mais sachez à quel horrible supplice
Me soumettent la soif de votre amour
L’humiliante excitation de mon sang
Et mon esprit embrasé nuit et jour !
Et je voudrais me jeter à vos pieds,
Embrasser vos genoux, vous supplier,
Confesser mes fautes et tout raconter,
Tout racheter avec ma contrition ;
Mais en même temps, de sérénité
Armer mes paroles et mon opinion
Pour converser avec vous calmement
Et de plus, vous paraître distrayant.
Ainsi soit-il, je ne suis plus à même
De lutter et décider pour moi-même.
A votre volonté, entre vos mains
Je soumets ma vie, remets mon destin.
*******
Eugène Oniéguine
Eugène Oniéguine est le chef d'oeuvre d'Alexandre Pouchkine. Roman en vers de huit chapitres,
il se compose de 389 strophes, ou stanza de 14 vers chacun, la plupart avec des rimes suivant le schéma : "AbAbCCddEffEgg",
les minuscules étant des rimes féminines. Chaque vers est un tétramètre iambique, constitué de
4 alternances rythmiques syllabe brêve / syllabe longue accentuée : "da DUM da DUM da DUM da DUM". Cette structure de strophe
est appelée Stance Oniéguine, ou encore Sonnet Pouchkine.
(On pourra consulter dans le ch. IV du roman 'Le Don', chapitre consacrée à la biographie de Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski, écrivain et philosophe
révolutionnaire russe, - que Fiodor,
le jeune écrivain russe exilé à Berlin, taille en pièces et ridiculise - l'extrait où Fiodor raconte que Tchernychevski tente 'de prouver que le mètre ternaire
(anapeste, dactyle) est plus naturel en russe que le mètre binaire (iambe, trochée)...' ; en effet, '... Tchernychevski flairait quelque chose de démocratique
dans le mètre ternaire, ... en opposition aux airs aristocratiques de l'iambe ...')
Eugène Onieguine est donc une oeuvre virtuose et tout à fait considérable de plus de 5500 vers, dont Pouchkine a démarré la composition
en mai 1823 et l'a achevée en octobre 1831, soit sur une période de huit ans et demi. Le roman a été publié chapitre par chapitre ;
la première édition globale date de 1823.
L'histoire d'Eugène Oniéguine s'inspire beaucoup de la vie d'Alexandre Pouchkine lui-même. Très rapidement résumé, nous pouvons
dire que le roman est une leçon sur comment se rendre malheureux en huit chapitres ! Eugène est un riche 'dandy' de Saint Petersbourg, oisif,
blasé, cynique. Il se lie d'amitié avec le jeune poète Vladimir Lenski ; retiré à la campagne, son domaine est voisin de celui de
la famille Larine. Les Larine ont deux filles à marier, Tatiana, l'ainée et Olga la cadette. Lenski tombe amoureux d'Olga et veut l'épouser.
Tatiana tombe amoureuse d'Eugène dès leur première rencontre, mais Eugène, bien que sensible à sa beauté, la repousse avec condescendance, ayant trop peur
de s'engager. Par désoeuvrement, Eugène courtise Olga, ce qui rend Vladimir fou de jalousie et brouille les deux amis.
Vladimir finit par provoquer Eugène en duel, et personne ne peut empêcher ce duel absurde et son issue fatale : Eugène tue Vladimir.
Suite à ce duel, Eugène doit s'éloigner, plein de remords. (Ce duel préfigure la mort de Pouchkine
lui-même, à 37 ans, dans un duel avec un français, le baron d'Anthès, séducteur de Natalia son épouse ; un autre poète russe célèbre mourra
dans un duel en 1841, à l'age de 26 ans : Mikhaïl Lermontov.)
Plusieurs années plus tard, Eugène est profondément malheureux : il a tué son ami, perdu son amour, il est la victime de son orgueil
et de son egoisme. De retour à Moscou il retrouve Tatiana lors d'un bal ; il ne l'a pas oublié, il réalise qu'il est toujours profondément
amoureux d'elle et se rend compte de l'énorme erreur qu'il a commise en l'éconduisant dans le passé ; mais entre temps Tatiana a épousé le vieux prince N.
Il la supplie, lui envoie une première lettre (la fameuse lettre dont nous proposons la traduction ci-dessus et qui résume tellement bien
cette tragédie), lettre qui reste sans réponse, puis plusieurs autres, mais c'est trop tard, Tatiana -qui avoue l'aimer encore- veut rester fidèle au prince N.
Traductions d'Eugène Oniéguine
Il existe bien entendu de très nombreuses traductions d'Eugène Oniéguine. Celle de la version en livre de poche aux Editions du Seuil, collection 'Points' (1990)
est de Nata Minor ; cette belle traduction respecte le plus souvent la structure des 'sonnets Pouchkine' en octosyllabes décrite plus haut. Il est bien connu
que Jacques Chirac, dans sa jeunesse, a lui aussi réalisé une traduction, mais cette version n'a jamais été publiée !
Traduction de Vladimir Nabokov
Vladimir Nabokov a lui même dirigé une traduction en anglais d'Eugène Oniéguine, profondément enrichie de notes et de commentaires érudits,
qu'il a publié en 1964. Nabokov prône une traduction rigoureuse, précise, la plus fidèle possible
au texte original, quitte à sacrifier rythme et rimes. Il a exprimmé toute sa méfiance et sa détestation
de nombreuses traductions dans un poème, (composé en anglais, avec deux 'sonnets Pouchkine' parfaits) :
On Translating 'Eugene Onegin', qui fait partie de son recueil Poems and problems .
Qu'est ce qu'une traduction ? Sur un plateau
La tête pâle et furieuse du poète
Les cris stridents d'un perroquet, les jacassements d'un singe
Et la profanation d'un mort
Et Nabokov donne son ambition, en s'adressant à Pouchkine :
... j'ai transformé
Vos stances composées en sonnets,
Dans mon honnête prose de bas-étage, -
Toute en épines, mais cousine de votre rose.
Dans ces conditions, pourquoi se risquer à proposer une autre traduction, sans doute inutile et bien médiocre ?
Tout simplement, parce que, lisant et relisant ces textes aimés, nous ne trouvons pas de moyen plus fort, pour nous les approprier,
que de les traduire pour nous même dans notre langue du coeur : notre langue maternelle.
_________________________________
Dernière mise à jour : 24/12/2012